15 janvier : la Roumanie célèbre son poète national
Chaque 15 janvier, une foule se presse dans le cimetière Bellu de Bucarest, le plus fameux du pays, autour d'une tombe chargée de fleurs, celle d'un poète. Cette année, en raison de l’épidémie, elle sera bien moins nombreuse. Un haut dignitaire de l'église orthodoxe dirige la célébration, comme si une personnalité devait y être inhumée, Mihail Eminescu (1850-1889) est pourtant mort il y a bien plus d'un siècle. Ce soir, sera décerné le Prix national de la poésie qui porte son nom.
Pourtant, aujourd’hui, c’est l’anniversaire de sa naissance et non de son décès. Depuis 2010, cette date est aussi celle de la Journée de la Culture nationale roumaine. Toutes les institutions culturelles roumaines ont organisé des programmes dédiés à cette double fête.
Mihail Eminescu est partout en Roumanie, timbres, billets de banque, statues dans chaque ville, noms d’école… C’est le poète national, célèbre de son vivant et vénéré après sa mort, précoce, par toute la droite conservatrice roumaine qui dominait le pays à l’époque. Aujourd’hui que la statue est en place, on fait mine d’oublier les positions franchement antisémites, les vers xénophobes et les propos réactionnaires, déjà pour l’époque. Certains proposent de revisiter le personnage, mais le 15 janvier, c’est peine perdu. Chaque année, c’est un hommage unanime qui lui est rendu.
L’historien roumain Lucian Boia analyse ainsi le mythe : « Jouer la carte d'une seule personnalité, cela tient de la précarité sociale. Jamais une grande culture ne ferait pareil. On ne verra jamais les Français, les Britanniques ou les Allemands miser sur une seule personnalité qui incarne l'essentiel dans tous les domaines, pas seulement littéraire. C'est ça qui est extraordinaire dans le cas d'Eminescu : plus qu'un poète, il est considéré véritable symbole de la spiritualité roumaine et du sentiment d'appartenance au peuple roumain. Or, c'était déjà une exagération d'élever un poète au rang de poète national, en invoquant non seulement la valeur littéraire de son œuvre, mais aussi son identification à la nation roumaine. Tout cela est né d'un sentiment de frustration, du fait que les Roumains ont le complexe de vivre dans un pays petit et insignifiant. »
« Ce mythe est né vers la fin de la vie du poète quand son existence tragique se superpose à ses poèmes magnifiques. Ces deux dimensions ont finalement fusionné: le destin tragique et les vers surprenants. Le mythe a commencé à se manifester timidement juste après 1900, sur la toile de fond de plusieurs courants nationalistes qui ont donné la réplique aux influences pro-occidentales fortement manifestées jusqu'alors. On assiste alors à une phase d'équilibre qui réinstalle sur le devant de la scène la figure du paysan roumain. C'est à ce moment-là qu'Eminescu devient un grand idéologue de ce courant censé encourager l'appartenance aux valeurs culturelles roumaines. A partir de ce moment là, le mythe d'Eminescu ne cessera de se voir alimenter. C'est un mythe que tout le monde peut invoquer, à tous les niveaux politiques. » Lucian Boia, dans son dernier ouvrage, intitulé “Mihai Eminescu, le Roumain absolu. Construction et déconstruction d'un mythe ".
Un article de l'Almanach international des éditions BiblioMonde, 14 janvier 2021